Le Grand Paris d’après : nouvelle complexité, nouveaux défis collectifs
Les descriptions à profusion d’un « monde d’après » idéalisé paraissent avoir fait long feu. Il est pourtant un champ qui semble pour l’instant échapper à ce retour au réel : c’est celui de notre rapport au territoire et tout particulièrement dans le cas du Grand Paris. Si la perspective d’un exode urbain généralisé amorçant la fin des métropoles laisse le plus souvent dubitatif, c’est en revanche une vision irénique de la « métropole des villages » qui suscite l’engouement. Conjuguée avec les possibilités offertes par le télétravail généralisé, l’aspiration au retour au local, se traduirait par de nouveaux modes de vie et partant un nouveau rapport au territoire, décliné un peu partout dans le Grand Paris. A Paris intra-muros, cela est incarné par le succès du concept de la « ville du quart d’heure ». En troisième couronne, on imagine une réactivation des villes moyennes et de leurs centres « à taille humaine ». Et en banlieue, il suffirait de doubler ou tripler la taille des stationnements vélos autour des gares du Grand Paris Express pour voir se développer un mode de vie similaire fait de circulations douces et de cabotages entre les futurs pôles gares.
Assurément, les aspirations au changement sont à prendre au sérieux, d’autant qu’elles vont se combiner avec des opportunités nouvelles, qu’il s’agisse du télétravail et dans le cas du Grand Paris d’une amélioration de l’offre de transports collectifs (GPE/ Eole/Tram…) sans précédent depuis un demi-siècle.
On peut donc prévoir, sans risques de se tromper une transformation radicale de l’organisation territoriale et des façons de vivre dans la région capitale. Mais loin d’un retour à une vie de village idéalisée, avec une touche contemporaine (le télétravail + le vélo comme marqueurs du XXI ème siècle), c’est une complexification accrue du fonctionnement urbain qui paraît le plus probable.
Pour la plupart d’entre nous, la conjonction du télétravail et d’une accessibilité optimisée par l’offre nouvelle de transports (l’interconnexion généralisée), ne va pas se traduire par un rapprochement du domicile et du travail, mais bien au contraire par une mise à distance. On pourra d’autant plus profiter de la diversité des opportunités professionnelles que propose par essence la métropole, que cette offre sera accessible même si elle loin de son domicile et que l’on n’y viendra que 2 ou 3 jours par semaine.
A cela s’ajoute le fait que la probable rétraction de la demande de surfaces tertiaires va inciter les investisseurs à la prudence. Alors qu’on pouvait espérer qu’une production massive entraînerait une meilleure répartition géographique des bureaux, autour des gares GPE notamment, on peut craindre maintenant le mouvement inverse : une localisation assurantielle à l’Ouest (de Roissy à Saclay en passant par La Défense), avec pour contrecoup, là encore une accentuation des déplacements pendulaires.
Quant à l’attractivité résidentielle des villes moyennes de grande couronne, voire du Bassin parisien, rien ne garantit qu’elle induise un renforcement de leur autonomie, bien au contraire. Le processus probable ne tient pas « des vases communicants » (elles gagneraient ce que la zone dense va perdre), mais d’une intégration accrue au système métropolitain, au travers d’échanges amplifiés, pour le travail, les activités économiques, les loisirs culturels avec le centre de l’espace métropolitain. Autrement, ce sont davantage des centralités « tangentielles » – fréquentées occasionnellement dans un zapping territorial généralisé – que complètes que pourraient constituer ces villes moyennes.
Le polycentrisme vertueux autour des futurs pôles gares du GPE risque lui aussi de faire des déçus. On l’a dit, leur mixité fonctionnelle (habitat/activités) est aujourd’hui incertaine. Mais au-delà c’est leur capacité à polariser le développement qui n’est plus garanti. On a assisté ces dernières années à une croissance brutale et générale de la construction neuve sur la zone dense au travers d’un double processus, très peu maîtrisé par les pouvoirs publics, de division et de regroupement parcellaires, produisant à la fois du pavillonnaire et des petits collectifs en masse. C’est par contrecoup l’acceptabilité sociale du niveau quantitatif des programmations dans les quartiers de gare qui est maintenant compromise.
L’autre passage à l’épreuve du réel que cet idéal villageois-métropolitain va devoir affronter est celui de la mixité sociale locale. Les uns imaginent qu’il s’agira d’un effet mécanique – de diversification sociale – induit par l’arrivée du métro, tandis que d’autres se font peur en dénonçant par anticipation un effet massif d’éviction sociale centrifuge. Là encore, les effets de transformation en cours sont d’une autre nature. Si l’annonce du métro a d’ores et déjà entraîné dans bien des communes de première couronne un effet de diversification sociale par le haut, ce mouvement est contré par la présence dans toutes ces communes traversées par le métro, d’importants quartiers « politique de la ville », contrôlés par la puissance publique, qui garantissent le maintien sur place d’une part importante de ménages populaires. Mais par contrecoup, cela génère, dans les territoires du sud et de l’est de l’agglomération une cohabitation, inédite à cette échelle infra communale, de populations très hétérogènes, dans leurs trajectoires et leurs attentes en termes de services, de vie sociale locale.
Toutes ces transformations, probables parce que déjà à l’œuvre ne vont pas dessiner un retour aux villages, en dépit d’une aspiration collective des franciliens à davantage de proximité. Elles vont plutôt accélérer un passage à un nouveau stade de la métropolisation, fait d’encore plus d’interdépendances entre les territoires, d’enchevêtrement des pratiques et des usages, bref d’une complexification accrue. Dans ce contexte, le local n’existe plus, la proximité ne fait plus société. Cela devient un projet à inventer collectivement, entre les passants et les sédentaires, les habitants et les actifs….
Tenter d’esquisser ainsi ce Grand Paris en devenir ne relève ni de l’angélisme ni du pessimisme, mais d’une invitation à mettre en place les conditions politiques et techniques d’une action collective à même de relever des défis sans doute encore plus complexes demain qu’aujourd’hui.
Daniel BEHAR géographe et Professeur des Universités (Ecole d’Urbanisme de Paris). Il anime la Chaire « Aménager le Grand Paris ».